En trente ans

1993

L’instituteur de notre village n’est plus. Il s’est perdu. Une lumière s’est éteinte. On l’a cherché toute la nuit.

Au matin, on l’a trouvé inanimé, couché au bord du ruisseau. Ce n’était pas son chemin. Pourtant, on l’y a découvert.

Ou plutôt, une jeune fille du village l’y a vu. Etait-il encore en vie ? L’a-t-elle croisé ou l’a-t-elle simplement découvert comme elle le prétend ?

Un proche a estimé qu’on ne se perd pas ainsi en un jour, en une seule circonstance, mais que la perte découle d’un cheminement parfois long, souvent compliqué. La police, elle non plus, n’est pas parvenue à démêler le processus.

2023

Le cercueil de Marie-Claude repose en terre depuis dix ans au cimetière du village qui l’a vue naître et qu’elle n’a jamais quitté.

Solange, sa fille, est assise devant le vieux secrétaire familial, le rabat ouvert. Elle relit pour la énième fois la correspondance de feu sa mère.

Une photo, vue déjà cent fois, quelques lignes au verso, l’interpelle comme au premier jour. « Tu sais mon chéri que j’ai un père malade et ma toute petite fille. Je ne suis pas capable de construire le pont qui me mènerait à nous. Les briques du jardin, jour après jour et toutes seules semble-t-il, se montent d’elle-mêmes comme un mur. »

Sur une autre page, plus bas dans la petite pile de lettres de toute une vie, ces quelques mots. « Je t’ai découvert, mon amour et mon guide, auprès du ruisseau. La vie s’était déjà retirée de toi. Mon père n’est plus, et ma fille est partie. Et cette passerelle, depuis, je l’ai construite pour rien. »

Ce furent ses dernières lignes.

Christian Dick