Encore une fois j’ose pas lever la main pour répondre. Kevin a déjà hurlé « le Cervin ! ». Il a même pas attendu le signe de la maîtresse qui lui explique que « si c’est incontestablement le plus connu, le Cervin n’est pas le sommet le plus haut de Suisse. C’est en fait la pointe Dufour – j’le savais! – avec ses 4635 m ». Chaque fois que je me fais remarquer en classe, pour une bonne note ou une réponse correcte, je déclenche la jalousie de Kevin. A la récré, entouré par sa bande, il me le fait payer par des humiliations ou par des coups.

Kevin est le fils unique d’un architecte très connu et d’une avocate très méchante. Sa mission dans la vie, à Kevin, c’est d’être le meilleur dans tous les domaines. Ça lui donne pas mal de boulot. Surtout pour rabaisser ceux qui sont meilleurs que lui. Comme moi « l’intello », ou comme Mamuka, un colosse géorgien qui est arrivé le mois passé dans la classe : il est bien plus grand et costaud que nous tous, mais il ne parle pas bien français. Il reste silencieux dans son coin.

La maîtresse a organisé un atelier jardinage. On a fait des groupes et on a reçu une plate-bande préparée par le jardinier de l’école. Les plantations de mon groupe ont très vite poussé. Pas comme celles du groupe de Kevin qui n’avait que des mauvaises herbes. Il faut dire que mon Papi m’a bien été aidé et qu’on s’est relayé, Mamuka et ceux de mon groupe, pour arroser et désherber notre petit lopin.

Mon Papi c’est le roi des jardins familiaux de la commune. Dans son enclos tout pousse comme par magie. Le dimanche, je vais souvent le retrouver sous sa petite serre, où il m’explique ce qu’il faut semer en ce moment ou comment aider les plantons à pousser. Dommage que j’habite en appartement avec maman, pas dans une belle villa comme Kevin. Mais je retiens quand même ses conseils. Pour quand j’aurais moi aussi mon jardin.

Hélas, quand tout avait bien poussé dans notre plate-bande, quelqu’un est venu tout piétiner, réduisant nos efforts à zéro. On s’est plaint à la maîtresse, bien sûr, mais elle n’a rien oser faire. Même si les baskets pleines de terre de Kevin et de ses copains montraient bien qui avait fait le coup. Alors, quand début juin, je suis arrivé un matin avec un panier de fraises bien rouges, ça a bien étonné tout le monde.

- D’où tu sors ça l’avorton ?

- Je les ai fait pousser en cachette derrière le local des containers. C’est bien exposé.

- T’es qu’un tricheur ! explose Kevin en renversant les fruits par terre.

Mamuka s’approche de lui. Il a l’air d’un géant comparé à Kevin.

- Toi, ramasse fraises.

Au lieu de ça, Kevin en écrase une sous sa chaussure. Toute sa bande rigole. Le coup de poing de Mamuka le projette par terre au milieu des fruits. Son nez dégouline de sang et gonfle. Il ressemble à une grosse fraise. Cette fois, c’est moi qui rigole.

Dommage que Mamuka il a dû quitter l’école. La maman de Kevin lui a fait un procès en disant qu’il avait tapé sans raison son fils qui est tellement gentil avec tout le monde. Je trouve ça pas juste. Mon Papi non plus.

3024 caractères (j’espère que la Maman de Kevin me fera pas un procès)