Sa silhouette s’encadre dans la porte. Grand, la moustache élégante, il correspond à l’image que suggérait la voix posée au téléphone. Son regard s’attarde à peine sur mes jambes quand il m’invite à m’installer, et il fait comme s’il n’avait pas remarqué ma poitrine. J’en suis à la fois reconnaissante et vexée.
- Eau minérale, jus d’orange, vodka ?
J’entends des bruits de verre et de glaçons à la cuisine. Il revient et pose sur la table basse du salon un jus d’orange devant moi et une vodka pour lui.
- On commence tout de suite ? demande-t-il.
Habituellement, c’est moi qui mets les gens à l’aise.
J’enclenche le magnétoscope et me lance :
- Votre nom n’apparaîtra pas, juste votre prénom, Jacques-Antoine, qu’on peut modifier si vous préférez.
- Ce ne sera pas nécessaire, dit-il.
- Ce bateau, depuis quand en êtes-vous le propriétaire ?
- Ça doit faire… huit… dix ans. J’aime les bateaux, ce sont de beaux objets.
- Une passion pour le lac ?
- Je m’y sens bien, loin de l’agitation de la ville.
- Malgré le bruit du moteur ?
- Oh, mais je l’arrête au large. Avec un moteur, on reste indépendant, on n’est pas tributaire du vent, des conditions météo ou que sais-je.
Son bras droit s’élève, soulignant les embûches évitées. Je distingue la griffe Armani sur la manche de son blazer anthracite.
- N’est-il pas disproportionné pour le lac ? Il est considéré comme le plus grand bateau sur le Léman.
- J’aime jouir d’un certain confort.
- Avez-vous eu des difficultés pour trouver une place d’amarrage ?
- J’ai fait aménager à la sortie du port un abri pour le maintenir en place, pas qu’il emporte un des piliers du pont du Mont-Blanc en cas de tempête.
Il a un hoquet amusé à cette éventualité.
- Nous diriez-vous combien il a coûté ?
- J’ai fait une très bonne affaire. Il était en excellent état. Tout ou presque est d’origine.
- Vous le pilotez vous-même ?
- Je ne suis pas marin, mais oui. C’est ma marotte, comme d’autres aiment le golf, les voitures ou les balades en forêt.
- Une marotte à plusieurs millions…
- Comme une voiture de collection alors.
Je repose mon verre de jus d’orange.
- Désirez-vous un autre verre ? Je suis désolé, c’est le jour de congé de Carmen. Elle nous aurait servi un petit en-cas.
Il a le même ton pour proposer un jus d’orange que pour déjouer les pièges des questions. Rien ne semble le déstabiliser.
J’arrête le magnétophone, l’assure que tout va bien et le remets en marche.
- Et combien consomme-t-il ?
- Oh, tout à fait raisonnable. Bien sûr, si l’on fait Genève – Montreux retour à trente nœuds, ça fera beaucoup, mais je navigue tranquillement.
- Combien contient le réservoir ?
- Deux mille litres.
- De diesel, c’est polluant.
- Les voitures aussi polluent, et le chauffage. Ce bateau, c’est mon petit plaisir.
- Comme nous l’avons bien compris. Nous vous remercions de nous avoir reçu chez vous, à Cologny, dans le cadre de cette semaine consacrée au Léman.
- Voudriez-vous faire un tour sur le bateau ?
J’ai accepté le tour puis une vodka. La suite a largement dépassé la durée d’une émission radio.